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D'un blog à l'autre

12 mars 2007

Au jour le jour 1

Bourdieu.

Emission sur P. Bourdieu aux Vendredis de la philosophie (27-10-06).

Comment peut-on à la fois souscrire aux analyses de Pierre Bourdieu sur l’Ecole et proclamer que celle-ci ne joue plus le rôle d’ascenseur social qui était le sien il y a encore 30 ans ? Les deux affirmations ne peuvent être soutenues ensemble ! Toute l’analyse de Bourdieu dès Les Héritiers (1964) mais surtout dans La Reproduction (1970) consistait à mettre en évidence le rôle décisif de l’Ecole dans la reproduction des inégalités sociales, (par le moyen notamment de leur " naturalisation ") ; c’est à dire justement à dénoncer le mythe de l’Ecole-ascenseur social dans les années 60-70 ! Or le présupposé nécessaire de l’affirmation selon laquelle l’Ecole actuelle ne joue plus son rôle d’ascenseur social n’est- il pas de penser qu’elle le jouait antérieurement ?

D’ailleurs on peut légitimement penser que ce fut le cas, en dépit de Bourdieu et Passeron. La dimension de reproduction, qui évidemment existait, leur a masqué la dimension émancipatrice qui était pourtant la dimension majeure, la preuve en est fournie justement par la crise actuelle. A la vérité, Bourdieu semble s’être trompé sur l’Ecole ( la sociologie n’est pas une garantie de clairvoyance) comme d’autres se sont trompés parallèlement sur les " trente glorieuses ", qui furent sans doute moins glorieuses qu’on ne le dit aujourd’hui, mais surtout plus glorieuses qu’on ne cessait de le répéter sur le moment (cf l’auto critique sur ce point du grand historien anglais Eric Hobsbawm dans L’âge des extrêmes : " La plupart des êtres humains fonctionnent comme des historiens : ils ne reconnaissent la nature de leur expérience qu’après-coup ". Certes, mais cela devrait inciter à la prudence). Il n’est d’ailleurs pas dit que la critique bourdieusienne, bien fragile théoriquement malgré ses prétentions scientifiques, n’ait pas également et surtout fragilisé l’Ecole ; en tout cas elle n’a guère aidé les professeurs à affronter les épreuves qui devaient les attendre à partir des années 80.

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12 mars 2007

Eloge des sociétés contemporaines I

Si j'ai écrit ce texte c'est moins par plaisir que par un sentiment d'obligation.

Il m'est pénible d'entendre dénoncer jour après jour notre pays, voire notre civilisation ; il m'est encore plus pénible d'entendre le ton d'ironie suffisante avec lequel s'expriment les innombrables contempteurs de la modernité dans les divers médias : gare à celui qui ne trouve pas cela drôle ! De fait, je ne trouve pas cela drôle ; je suis même attristé de voir de quelle façon est présenté aux jeunes gens le monde dans lequel ils auront à vivre.

Je ne peux non plus oublier que c'est à ce monde moderne que je dois de n'être pas mort au moins trois fois, d'avoir accédé aux études secondaires et supérieures, de vivre à l'abri du besoin, d'avoir fait du théâtre, quelques voyages... Nous sommes nombreux à avoir cette dette.

L’objet de cet essai est de rappeler que nos sociétés, malgré de nombreuses imperfections, constituent des réussites historiques inouïes : jamais autant d’hommes n’ont possédé autant de pouvoir sur leur propre existence ( l’oublier serait s’interdire d’aborder correctement les problèmes qui se posent à nous et notamment celui de l’éducation, qui est appelé à occuper la place centrale là où les hommes, à l’abri du besoin, peuvent s’interroger sur le sens de leur vie ).

Introduction

Et si le présupposé de la majeure partie de la réflexion politique actuelle devait être contesté ? Pour presque tout le monde, le problème principal consiste à savoir ce qui nous a plongés dans l'horreur actuelle, afin de pouvoir éventuellement en sortir. Sont accusés, par les uns le capitalisme, par d'autres la décadence morale, mais encore la mondialisation, la crise de l'autorité, l'ultralibéralisme, le gauchisme, la fin du théologico-politique, le théologico- politique... En tout cas, tous s'accordent sur le diagnostic : nous nous trouvons dans une crise majeure, peut-être même au bord du gouffre. Cette unanimité ne concerne pas seulement les intellectuels mais un ensemble beaucoup plus vaste (il faudrait en préciser les contours), si j'en crois les copies de mes élèves qui constituent un miroir des idées dominantes dans la société : le monde en général et les sociétés occidentales en particulier n'y ne font jamais l'objet d'une description ou simplement d'une appréciation positive ; ils sont toujours associés à des caractéristiques négatives aussi nombreuses que diverses : individualisme, inégalité, aliénation, exclusion, racisme, ou encore laxisme, matérialisme, assistance généralisée, absence de responsabilité, naufrage des valeurs fondamentales...

Ce pressentiment est confirmé par un livre récent sur les courants intellectuels en France : on n'en trouve, paraît-il, aucun pour défendre nos sociétés actuelles. À travers quelques exemples, on constatera que ce sentiment de doute voire d'hostilité à l'encontre de la modernité occidentale, qui anime en permanence le monde intellectuel et les médias, est le dénominateur commun aux approches politiques et philosophiques les plus diverses.

La modernité peut être contestée au nom du passé. Tel philosophe écrit : " L'âge moderne se devrait donc d'être enfin modeste car il n'a plus de quoi renvoyer dans les ténèbres du révolu les paroles qui lui sont antérieures. " Mais elle l'est aussi bien au nom de l'avenir, par tous ceux qu'on nomme les " progressistes ", lesquels n'envisagent le progrès qu'après la révolution : " progressisme " paradoxal puisqu'il consiste, pour l'essentiel, à contester la réalité des progrès actuels et à montrer qu'ils ne sont que la face trompeuse de la reproduction des inégalités sociales. D'autres intellectuels encore, après avoir détesté nos sociétés au nom de l'avenir, réussissent le tour de force de les rejeter maintenant au nom du passé.

Dans un débat sur la violence à la radio, on s'accorde pour considérer que le " crime d'Epinay " (ce père tué par des voyous, sous les yeux de sa famille, pour une photo) n'est pas un simple fait divers mais l'expression d'une nouvelle menace de barbarie ; et pour estimer que cette barbarie provient de la modernité elle-même.

Tel producteur de films adulé déclare que jamais la vie n'a été aussi inhumaine...

Le monde moderne mérite-t-il une telle détestation ? Je ne le pense pas ; je l'ai pensé, je ne le pense plus. En partie parce que j'ai changé, mais en partie aussi parce que le monde a énormément changé au cours du demi-siècle passé. (Ont également été décisives certaines lectures.)

Bref, la modernité n'a guère de partisans avoués ! Est-elle donc à ce point dépourvue de grandeur ?

Grandeur des sociétés modernes

Par " monde moderne ", on n'entendra pas ici bien sûr le monde contemporain dans sa totalité, mais uniquement la partie qui a accédé à la modernité économique et politique : notamment les sociétés occidentales.

Tout le monde admet qu'entre le début et la fin du XXe siècle, un pays comme la France a connu de très grands progrès quantitatifs (en particulier économiques). Il me semble toutefois qu'ainsi présentés, on les sous-estime ; qu'il faut dire plus et apercevoir que ces progrès quantitatifs ont entraîné des changements ou plutôt un changement qualitatif majeur : ils ont bouleversé le rapport à leur propre existence de ceux qui en ont bénéficié. Alors qu'à la fin du XIXe siècle seule une petite minorité de la population possédait une certaine maîtrise sur son existence (la majorité restante étant condamnée à la misère ou à la pauvreté) aujourd'hui, selon les derniers chiffres de l'INSEE, la pauvreté absolue (impossibilité de satisfaire les besoins essentiels de l'homme) a pratiquement disparu en France. Quant à la pauvreté relative, mesurée par le seuil de pauvreté utilisé dans les pays développés (ici la moitié du revenu médian) elle concernait en 2003 un peu moins de 4 millions de nos concitoyens (7%, contre 15% en 1970). C'est encore trop, mais cela signifie aussi que ce sont plus de 90% des personnes vivant en France (et pas simplement des Français) qui ont acquis un pouvoir au moins partiel sur leur vie. En effet, ce ne sont pas seulement leurs revenus qui se sont accrus au cours du siècle (multipliés par 6) mais c'est aussi leur capacité d'accès à la culture qui a augmenté, du fait de la démocratisation de l'enseignement, ainsi que leur temps libre, en raison de la diminution régulière du temps de travail. Autrement dit, la grande majorité de nos concitoyens a les moyens matériels et culturels ainsi que le temps de construire sa vie (ou au moins de participer à sa construction) au lieu de la subir purement et simplement : " Dans mon jeune temps, écrit un philosophe anglais contemporain, beaucoup de gens n'étaient pas libres, beaucoup mouraient de faim, et les femmes, surtout celles des classes inférieures, n'avaient aucun choix, aucun espoir, rien." (Karl Popper). Accéder massivement à ce privilège, réservé depuis toujours et presque partout aujourd'hui encore à une petite minorité, de décider un tant soit peu de sa propre existence, ne saurait être tenu pour un simple changement quantitatif.

Qu'on ne se méprenne pas : il ne s'agit pas de nier la réalité écrasante de la misère et de la pauvreté dans de nombreux pays du monde, ni leur persistance partielle dans les sociétés modernes, mais on ne peut oublier pour autant que jamais et nulle part il n'y en eut moins que dans nos sociétés, de telle sorte que le même philosophe anglais peut encore écrire : " La vérité c'est que nous autres en Occident, nous vivons dans le meilleur des mondes qui ait jamais existé. Nous ne pouvons pas permettre que cette vérité soit tue ". Pourtant n'est-elle pas largement tue ?

Les progrès dont nous bénéficions sont tellement incontestables qu'on hésite à les décliner ; et ils sont en même temps si contestés qu'on nous excusera d'insister. Rappelons donc dans le désordre : dans notre pays, jamais l'espérance de vie n'a été aussi longue ; au milieu du XIXe siècle, un ouvrier gagnait moins de mille de nos francs : il en gagne aujourd'hui plus de 8000 en travaillant deux fois moins ; tous les enfants sont scolarisés jusqu'à 16 ans ; le confort a pénétré à l'intérieur de la grande majorité des logements ; les femmes ont accès à la contraception ; tout le monde a droit aux vacances même si tout le monde ne peut en profiter également ; chacun dispose de toujours plus de temps en dehors de son travail... Est-il nécessaire de poursuivre cette liste ? Dans L'âge des Extrêmes, l'historien anglais Eric J. Hobsbawm décrit les trente années qui ont suivi la seconde guerre mondiale comme une période de " croissance économique et de transformations sociales extraordinaires, qui ont probablement changé la société humaine plus profondément qu'aucune autre période de brièveté comparable. Avec le recul, on peut y déceler une sorte d'âge d'or..." Description d'autant plus probante qu'elle provient d'un historien… marxiste !

Comparées à celles du passé (qui est encore le présent de centaines de millions d'hommes), nos sociétés sont quasiment utopiques : "Nous avons tendance à oublier ce que fut la misère de l'ère précapitaliste, " écrivent Nathan Rosenberg et L. -E. Birdzell dans un ouvrage désormais classique consacré à la prospérité de l'Occident (Comment l’Occident devint riche).  " Par la grâce de la littérature, de la poésie, des contes et des légendes qui ont célébré la vie de ceux qui vivaient bien et laissaient dans le silence ceux qui vivaient dans la misère, l'âge de la misère a été mythifié en un âge de la simplicité pastorale. Qu'il n'était pas. Les famines, ou la faim régulière et la malnutrition se sont éloignées. La peste également. La pauvreté des anciens temps est celle où la survie est la question première, où les logements sont surpeuplés au point de rendre la vie privée, intime, presque inconnue, où les choix sont quasiment inexistants. "

Il ne faut mépriser cette sortie de la misère et de la pauvreté. Une vie pauvre n'est pas simplement une vie difficile matériellement, mais aussi une vie " serrée par les événements. Je n'y vois ni arbitraire, ni choix, ni délibération. Certaines vertus sont imposées, d'autres sont impossibles... " (Alain). Certains philosophes disent qu'on doit soigneusement distinguer le bien-être matériel et le bien vivre. Sans doute. La philosophie n'ignore pas pour autant qu'un certain bien-être matériel est la condition nécessaire du bien vivre (" Il est impossible ou du moins malaisé d'accomplir les bonnes actions quand on est dépourvu de ressources pour y faire face " reconnaissait déjà Aristote) ; et c'est même la condition nécessaire et suffisante pour commencer à construire sa vie : " Dès qu'on a quelque chose au-delà du nécessaire et un peu de loisir, c'est alors qu'on peut diriger sa vie, combattre les maux imaginaires, et préférer la lecture au jeu de cartes, et la citronnade à l'absinthe. " (Alain). S'il ne faut pas mépriser les progrès matériels réalisés dans nos société, c'est que, grâce à eux, un grand nombre d'hommes ont pu commencer à diriger leur vie, c'est-à-dire à vivre humainement.

J'aimerais savoir ce que pensent les contempteurs impitoyables de la modernité occidentale de ces quelques lignes d'Emmanuel Lévinas : " On pourrait se dire en effet que dans les démocraties occidentales les lendemains sont garantis, la paix règne et la vraie misère n'existe presque plus. On voit par ailleurs se développer une vie faite de confort, de sécurité, de vacances et aussi de culture, de musique, d'art. Il y a là un type d'humanité qu'on aurait tort de croire méprisable. Quand on a connu d'autres régimes et d'autres modes de vie, on peut même considérer qu'il y a là une certaine forme de perfection humaine. " (Imprévus de l'histoire, 1992).

Il ne s'agit pas simplement de bien-être, ni même de pouvoir sur sa propre existence, il s'agit encore de civilisation. Il faudrait que les Français cessent de douter d'eux-mêmes: ils ne sont ni des " veaux ", ni des réactionnaires comme on le prétend de toutes parts. Ce qu'ils ont fait au cours des trente dernières années prouve au contraire un haut degré de civilisation (ce que les gouvernements décident doit ensuite être assumé et donc fait par les Français). Parmi leurs plus hauts faits :

Le regroupement familial (Giscard-Chirac, 1974), désormais les travailleurs étrangers auront le droit à une vie humaine en France, alors que presque partout ailleurs dans le monde ils doivent s'estimer heureux de pouvoir travailler et envoyer la majeure partie de leurs revenus à leur famille restée dans leur pays d'origine.

Le RMI (Mitterand-Rocard), grâce auquel désormais, en France, personne, quels que soient ses torts ou ses mérites, ne devra être totalement dépourvu de ressources. Dans combien d'autres pays un tel principe est-il reconnu ?

La CMU (Jospin) : désormais le seul fait d'être un homme donne droit gratuitement en France aux soins médicaux et dentaires fondamentaux. Une telle disposition est-elle si fréquente ailleurs ?

Les ZEP, sigle sec et barbare qui dit mal l'ampleur des moyens humains (ces nouveaux hussards méconnus que sont les jeunes professeurs) et matériels que la France a déployés sur le front de l'égalité scolaire ; ou mieux encore peut-être, les classes préparatoires de nos lycées qui accueillent gratuitement d'année en année de plus en plus d'étudiants étrangers ou d'origine étrangère : dans ces classes puis dans les écoles supérieures de lettres, de sciences ou de commerce sont formés les futurs cadres politiques, administratifs, techniques, ou économiques de notre pays : leur ouverture n'est donc pas une petite chose !

Ce sont bien là de hauts faits qu'on a tort de banaliser : s'ils constituaient ce minimum que tout homme doit à ses semblables moins favorisés, on les rencontrerait plus souvent dans le monde ; ils manifestent à leur manière la capacité de l'homme, non pas à se dépouiller au profit de son semblable, ce qui ressortit à la sainteté, mais à lui faire une place à ses côtés, ce qui relève de la civilisation, par contraste avec une nature réglée par " la préoccupation que tout être particulier a de son être même " (Lévinas). Il ne faut pas oublier, comme le fait parfois la pensée de gauche, que la civilisation implique souvent une rupture avec l'impulsion naturelle (par exemple le renoncement à la vengeance ou à la préférence nationale) qui est loin d'être sans mérite. Ainsi, c'est une erreur de croire que seul le racisme résulte d'un conditionnement et qu'il suffit d'échapper à celui-ci pour faire place à l'étranger. Comme l'écrit Bergson, seul l'amour du proche est instinctif, certainement pas l'amour du prochain (l'étranger), ni même sa reconnaissance ; il a fallu toute la puissance de la religion monothéiste (la philosophie n'y suffit pas) pour l'introduire sur la scène de l'histoire, car tel est le sens du monothéisme : apprendre aux hommes qu'issus d'un même et unique Dieu, ils doivent se regarder comme des frères. Le caractère artificiel de la reconnaissance de l'étranger est confirmée par l'histoire comme par l'ethnologie : la première nous rappelle que les Grecs (y compris leurs plus grands philosophes) divisaient les hommes en Héllènes et en barbares ; la seconde nous montre que " l'humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village; à tel point qu'un grand nombre de populations dites primitives se désignent elles-mêmes d'un nom qui signifie les " hommes "... impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus ou même de la nature humaine" (Lévi-Strauss). A la vérité, c'est plutôt l'antiracisme qui exige un conditionnement: et quel conditionnement ! Par exemple, en France, il a fallu que soit mise en œuvre toute la puissance de l'école et de la télévision (je dis bien de la télévision !), et cela plusieurs décennies durant, pour que les préjugés racistes, sans être éradiqués (est-ce possible ?) deviennent l'exception dans la jeunesse. Ainsi, n'est-il pas étonnant que, dans la quasi totalité des pays du monde, ce soit le principe " naturel " de la préférence nationale (celui-là même réclamé par le Front National) qui soit appliqué, sans trop d'état d'âme semble-t-il. Un peuple qui rejette et dans sa législation et à chaque élection un tel principe (en avril 2002, 82% des électeurs !) n'a pas vraiment lieu d'avoir honte de lui-même.

Cela ne signifie pas que nos sociétés soient parfaites : elles présentent encore maintes imperfections, comme la persistance de poches de misère et de pauvreté, le chômage, même rémunéré, le caractère précaire de trop d'emplois, nombre d'inégalités et d'injustices (parmi lesquelles il faudrait d'ailleurs compter les abus dont se rendent coupables certains privilégiés, ainsi que les détournements de dispositions destinées aux plus démunis : chômage utilisé pour bénéficier d'une année sabbatique ou voyager, aides touchées par de pseudo-mères célibataires, etc.) A ces imperfections corrigibles, s'en ajoutent d'autres qui le sont moins facilement, compléments quasi mécaniques de nos conquêtes : par exemple, dans un premier temps, la scolarisation généralisée ne peut faire que de l'illettrisme un drame, les progrès du droit exacerber le sentiment d'injustice, ceux de la non-violence redonner sens et chance à la violence, l'égalisation des conditions accroître la rivalité entre les hommes… (1) Mais ces limites et ces insuffisances ne doivent pas être utilisées comme des contradictions qui condamnent les sociétés modernes mais comme des problèmes à affronter. Elles ne peuvent non plus nous faire oublier nos succès, et notamment le plus inouï d'entre eux, à savoir le fait que tant d'hommes puissent aujourd'hui avoir une biographie individuelle.

(1) Ce sont là des aspects de la relativité du progrès, lequel s'accompagne nécessairement d'une perte, ne serait-ce que celle de la situation qu'il a transformée. Ainsi, on sait que l'invention de l'imprimerie a entraîné la disparition de la culture orale et des " arts de la mémoire " ; pourrait-on donner un seul exemple de progrès sans perte ? Le jour où la médecine aura vaincu la douleur, ce qui est éminemment désirable, les hommes ne seront-ils pas privés en même temps d'une expérience humaine fondamentale ? Même la disparition de l'esclavage, selon Rousseau, a eu sa contrepartie : " Pour vous, peuples modernes, vous n'avez point d'esclaves, mais vous l'êtes ; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence ; j'y trouve plus de lâcheté que d'humanité ". C'est ainsi qu'aucun progrès ne peut satisfaire complètement : d'où la tentation de le méconnaître. Rousseau, qui avait mieux conscience qu'aucun autre de cette relativité, en vient à contester la notion même de progrès : " Il n'y a point de vrai progrès de raison dans l'espèce humaine par ce que tout ce qu'on gagne d'un côté on le perd de l'autre ". On trouve le même scepticisme chez un auteur comme Claude Lévi-Strauss. Mais quand ils auraient raison, cela ne devrait pas nous empêcher de reconnaître, sinon la supériorité des sociétés modernes, du moins leur grandeur propre.

A suivre   PG.

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